Sur cette base, nous pouvons progresser d’un pas. Chez Irénée, le dialogue implique le plus souvent non pas deux mais trois interlocuteurs. Par exemple dans sa théologie de la création, il y a une triangulation des relations entre Dieu, la création et l’homme ; dans son anthropologie, il n’y a pas seulement le corps et l’âme mais le corps, l’âme , et la présence de l’Esprit de Dieu . De même par rapport à cette notion de Providence, le dialogue implique trois interlocuteurs : Dieu, « nous » et un « ils/eux », mis en distance critique en raison de la polémique mais qui est malgré tout un partenaire dans la réflexion sur la foi. S’il y a une Providence (avec toute la richesse de la notion et ses facettes philosophiques et religieuses) alors cette Providence implique que l’aspiration chrétienne à l’unité n’est pas un vœu pieux mais qu’elle est théologiquement fondée. Resserrons donc notre approche en ajoutant une difficulté supplémentaire : la question du rapport à la vérité.
Comment Irénée articule-t-il les notions de Providence, unité et vérité ?
Pour illustrer cette question, partons de deux extraits. Un premier passage qui articule Providence, unité et vérité est situé au livre III.
III, 24, 2- 25, 1 : Devenus étrangers à la vérité, il est fatal qu’ils roulent dans toute erreur et soient ballottés par elle, qu’ils pensent diversement sur les mêmes sujets suivant les moments et n’aient jamais de doctrine fermement établie, puisqu’ils veulent être sophistes de mots plutôt que disciples de la vérité. Car ils ne sont pas fondés sur le Roc unique, mais sur le sable, un sable qui renferme des pierres multiples.
Et c’est bien pourquoi ils fabriquent des Dieux multiples. Ils donnent sans cesse comme excuse qu’ils cherchent- ils sont aveugles, en effet ! -, mais ils ne peuvent jamais trouver, et pour cause, car ils blasphèment leur Créateur, c’est-à-dire le vrai Dieu, Celui qui donne de pouvoir trouver : ils s’imaginent avoir trouvé au-dessus de lui un autre Dieu, ou un autre Plérôme, ou une autre « économie » ! C’est pourquoi la lumière qui vient de Dieu ne luit pas pour eux, car ils ont déshonoré et méprisé Dieu, le tenant pour minime parce que, dans son amour et sa surabondante bonté, il est venu en la connaissance des hommes - connaissance qui n’est d’ailleurs pas selon sa grandeur ni selon sa substance, car personne ne l’a mesuré ni palpé, mais connaissance nous permettant de savoir que Celui qui nous a faits et modelés, qui a insufflé en nous un souffle de vie et qui nous nourrit par la création, ayant tout affermi par son Verbe et tout coordonné par sa Sagesse, Celui-là est le seul vrai Dieu -. Ils ont donc imaginé, au-dessus de ce Dieu, un Dieu qui n’est pas, pour paraître avoir trouvé un grand Dieu que personne ne peut connaître, qui ne communique pas avec le genre humain et n’administre pas les affaires terrestres : c’est à coup sûr le Dieu d’Epicure qu’ils ont ainsi trouvé, un Dieu qui ne sert à rien, ni pour lui-même, ni pour les autres, bref un Dieu sans Providence.
325 25 1 Mais en fait Dieu prend soin de toutes choses, et c’est pourquoi il donne des conseils ; donnant des conseils, il est présent à ceux qui prennent soin de leur conduite. Les êtres bénéficiant de sa Providence et de son gouvernement connaissent donc nécessairement Celui qui les dirige, du moins ceux qui ne sont pas déraisonnables ni frivoles, mais qui perçoivent cette Providence de Dieu. Et c’est pourquoi quelques-uns d’entre les païens, moins esclaves des séductions et des plaisirs et moins emportés par la superstition des idoles, si faiblement qu’ils aient été mus par la Providence, n’en ont pas moins été amenés à dire que l’Auteur de cet univers est un Père qui prend soin de toutes choses et administre notre monde.
Ce passage significatif sur la notion de Providence rassemble sept des dix-sept emplois relevés de pronoia, et il fait un lien explicite avec la notion d’économie [1]. On y retrouve tous les éléments de définition de la Providence : Dieu communique avec le genre humain et administre les affaires terrestres ; il prend soin de toutes choses, il gouverne et dirige en tant qu’Auteur de cet univers et Père. Le texte rappelle également la possibilité épistémologique de connaître Dieu par son œuvre : Irénée redit qu’il est possible à l’homme de « percevoir » cette Providence. On peut le connaître, car il communique avec le genre humain : « Les êtres bénéficiant de sa Providence et de son gouvernement connaissent donc nécessairement Celui qui les dirige ».
Mais surtout ce texte précise le rapport entre Providence, unité et vérité. Irénée pointe du doigt le caractère multiple et changeant de la doctrine des gnostiques en mettant en évidence que ces errances sont dues à leur rejet de la Providence : « Ils pensent diversement sur les mêmes sujets suivant les moments et n’ont jamais de doctrine fermement établie », « ils ne sont pas fondés sur le Roc unique, mais sur le sable, un sable qui renferme des pierres multiples ».
[1] A noter cependant que économie traduit ici non pas pronoia mais pragmateia (cf. note de la p. 477, SC 210 avec la justification qu’il s’agit d’un synonyme de pronoia intra-plérômatique)