Deuxième mouvement.
Véritable appel d’air au milieu des innombrables appels d’offres et révisions à la baisse qui nous sollicitent aujourd’hui, l’émerveillement provoque cette dilatation du cœur chère à l’anthropologie biblique. Nous avons bien du mal à « expliquer » pourquoi nous sommes saisis de tout notre être face à un paysage de montagne , ou bien remués profondément par les champs de blé ou les vignes sous le soleil (ici, chacun d’entre nous a son lieu secret…), mais nous sentons bien que notre cœur se dilate. Le philosophe et poète Jean-Louis Chrétien discerne dans cette expérience tellement commune et personnelle à la fois une croissance, un élargissement, une amplification de nous-mêmes… une joie qui rend plus large, plus vivant, plus fort.
Nous prenons conscience que la connaissance ne se réduit pas à l’accumulation de savoirs, que les concepts ne disent pas tout de notre humanité, que la communication passe aussi par l’obscur et pas seulement par la transparence tellement « tendance » de nos jours. Je retrouve dans le livre des Psaumes ce lien entre la reconnaissance éblouie envers Celui qui nous dépasse et le travail de vérité qui opère dans l’histoire individuelle et collective de ceux qui psalmodient, de génération en génération. On peut cataloguer les psaumes en différentes catégories : hymnes, supplications, lamentations, actions de grâces ou même (je l’ai lu dans l’introduction au livre des Psaumes de la Bible de Jérusalem) genres aberrants et mélanges de genres. Cette dernière appellation contrôlée par d’excellents exégètes suffit à dire que les Psaumes ne se réduisent pas au savoir que l’on acquiert à leur sujet, comme pour goûter un vin le vocabulaire œnologique, quelque passionnant soit-il, ne remplacera jamais l’expérience de celui qui le boit.
André Chouraqui a choisi le mot Louanges pour intituler sa traduction des Psaumes, en hébreu tehillim, pouvant se traduire aussi par hymnes. En grec, le nom psalterion qui a donné psautier, renvoie à l’instrument à cordes qui accompagnait les 150 chants. Je n’entends pas ouvrir un débat exégétique, mais seulement souligner que l’ensemble des psaumes se situe sous le signe de la louange. Lorsque l’homme, qu’il soit heureux, triste, pécheur, malade, aux abois, injustement persécuté, se tient en présence de Dieu, l’écoute et s’adresse à lui , il devient lui-même louange. Comment s’étonner dès lors que sa prière, pétrie de ce qu’il vit, du plus clair au plus obscur, mais orientée vers la lumière en laquelle il a foi même s’il ne la voit pas, déborde les catégories ? Dans les Carnets spirituels du jésuite Jean Daniélou, fondateur avec Henri de Lubac de la prestigieuse collection Sources Chrétiennes, on trouve une très belle allusion à Yeduthûn ou Idythius, selon les traductions, l’un des chefs des familles de chantres dont le nom figure dans le titre de quelques psaumes. Augustin d’Hippone avait expliqué que Yeduthûn en hébreu signifie en latin transiliens, celui qui franchit en bondissant.
Quelle joie d’entendre la même dynamique à l’œuvre chez Daniélou, héritier émerveillé des Pères de l’Église : Marcher. Le grand danger du stade de vie où je suis arrivé, (1936, deux ans avant son ordination sacerdotale) c’est de s’arrêter dans une sécurité et de cesser d’aller de l’avant. C’est de ne plus tendre à la sainteté. Idythius : la marche de l’âme : il y a d’abord ce monde visible, le soleil, l’eau, les bois , au-delà duquel elle s’établit ; puis le monde de l’esprit ; puis les anges. Vivre cette marche de l’âme vers Dieu, vers la lumière. Et ceci est en même temps la marche de l’Église, la marche de l’Univers dont je suis une partie, aventure à la fois personnelle et sociale. Rentrer dans le jeu. Ne pas me contenter de comprendre, exister, avancer, affronter les vents contraires, triompher, écrire l’histoire d’Idythius, l’âme en marche. Belle résonance avec Grégoire de Nysse qui écrit dans La vie de Moïse : à celui qui se lève vraiment , il faudra toujours se lever, et à celui qui court vers le Seigneur , jamais ne manquera le large espace. Et ainsi celui qui monte ne s’arrête jamais , allant de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin. On comprend encore mieux le choix de ce titre comme premier volume de la collection Sources Chrétiennes…