Ce dernier aspect attise notre curiosité : si la vérité est du côté de l’unité ; et la déviance du côté du multiple, est-ce que cela signifie qu’Irénée serait adepte de la pensée unique ? Il faut éclairer sa pensée à ce sujet par un deuxième passage, situé au livre IV :
[Le disciple vraiment spirituel] juge aussi les fauteurs de schismes, qui sont vides de l’amour de Dieu et visent leur propre avantage, non l’unité de l’Eglise ; qui, pour les motifs les plus futiles, déchirent et divisent le grand corps glorieux du Christ et, autant qu’il est en leur pouvoir, lui donnent la mort ; qui parlent de paix et font la guerre et , en toute vérité, « filtrent le moucheron et avalent le chameau » : car il ne peut venir d’eux aucune réforme dont l’ampleur égale celle des dommages causés par le schisme (IV, 33, 7).
Qui est ce « disciple spirituel » ? Il faut remonter au début du chapitre, en IV, 33, 1, pour en avoir une définition. Un disciple, vraiment « spirituel » est défini comme celui a « reçu l’Esprit de Dieu qui fut depuis le commencement avec les hommes dans toutes les économies de Dieu, prédisant l’avenir, montrant le présent et racontant le passé ».
Ce disciple est donc authentiquement « spirituel » parce qu’il est conduit par l’Esprit de Dieu, cet Esprit même dont l’action unifiée peut être appelée Providence. Trois points de réflexion, ouverts au débat, peuvent être soulignés à partir de ce très riche passage :
Premier point, les divergences de pensée, les opinions contraires, on le sait par expérience, ne viennent pas d’une intention foncièrement mauvaise mais plutôt de conflits de jugement doublés ensuite d’un certain entêtement. Irénée le dit bien, c’est souvent l’esprit de réforme qui est à l’origine des divisions pourtant la réforme est toujours nécessaire, notamment pour adapter l’annonce de l’Evangile à des conditions fluctuantes ; cependant il convient d’évaluer sa pertinence face aux risques de schisme. C’est pourquoi Irénée peut dire des gnostiques « il ne peut venir d’eux aucune réforme dont l’ampleur égale celle des dommages causés par le schisme », nous laissant une formule pleine de sagesse tirée de l’expérience.
Deuxième point, l’Eglise est « le grand corps glorieux du Christ ». Il ne s’agit pas d’un programme, ni d’une liste de choses à penser. L’Eglise est d’abord un organisme vivant. Irénée ne prêche pas l’uniformité, ni le fixisme : mais un corps vivant. Pour tous les Pères et Irénée en particulier, la diversité n’est pas un danger mais d’abord un constat : lui même a vécu toute sa jeunesse en Asie mineure, dans une communauté johannique où domine le témoignage de Polycarpe. Puis il a pérégriné vers Rome où les usages de la communauté se réfèrent à l’enseignement de Pierre et Paul. Enfin, en tant qu’évêque de Lyon, il dirige une communauté qui a sa culture propre. Son rejet de la pensée unique est explicite lorsqu’il intervient auprès du pape Victor dans le contexte de l’harmonisation de la date de Pâques. Alors que Victor menaçait d’excommunier les Quartodecimans (terme forgé à partir du chiffre 14), Irénée rappelle la diversité des usages en vigueur : les uns célèbrent Pâques le dimanche qui suit la Pâque juive (dans les Eglises occidentales notamment), les autres le 14 de Nizan (comme en Asie Mineure) et le jeûne qui s’y rapporte est lui aussi décalé. Devant cette diversité, et pour préserver la paix, Irénée est capable d’écrire : « la différence du jeûne confirme l’accord de la foi » [2]. Malgré la divergence de dates, c’est l’unité de la célébration de la Pâque, et du jeûne pour s’y préparer, qu’il retient. Cette formulation a été largement commentée [3]. On y pressent le sens qu’Irénée confère à l’unité : non pas une sclérose craintive, mais le dynamisme du témoignage des apôtres [4] qui continue de se proposer dans les différentes cultures et de s’exprimer selon cette diversité.
[2] « La discussion n’est pas seulement sur le jour, mais aussi sur la manière de jeûner. Les uns en effet pensent qu’ils doivent jeûner un seul jour ; d’autres deux, d’autres davantage ; certains comptent quarante heures du jour et de la nuit pour leur jeûne. Et une telle diversité d’observances ne s’est pas produite maintenant, de notre temps ; mais longtemps auparavant, sous nos devanciers qui, sans tenir à l’exactitude, comme il semble, ont conservé cette coutume dans sa simplicité et ses caractères particuliers, et l’ont transmise après eux. Tous ceux-là n’en gardaient pas moins la paix les uns envers les autres : la différence du jeûne confirme l’accord de foi. » Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, V, 24, 13 (trad G. Bardy), SC 41, Cerf, Paris, 1955.
[3] Cf. E. Lanne, « Saint Irénée de Lyon, artisan de la paix entre les Eglises », Irenikon 69 (1996), pp. 451-476.
[4] « Le bienheureux Polycarpe ayant fait un séjour à Rome sous Anicet, ils eurent l’un avec l’autre d’autres divergences sans importance, mais ils firent aussitôt la paix et sur ce chapitre ils ne se disputèrent pas entre eux. En effet Anicet ne pouvait pas persuader Polycarpe de ne pas observer ce que, avec Jean, le disciple de Notre-Seigneur, et les apôtres avec qui il avait vécu, il avait toujours observé ; et Polycarpe de son côté ne persuada pas Anicet de garder l’observance ; car il disait qu’il fallait retenir la coutume des presbytres antérieurs à lui. Et les choses étant ainsi, ils communièrent l’un avec l’autre » Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, V, 24, 13 (trad G. Bardy), SC 41, Cerf, Paris, 1955.