Les gnostiques séparent le Père Transcendant du démiurge qui organise la création, l’Ancien et le Nouveau Testament ; Irénée répète que le créateur est bien le même que le sauveur et que la Révélation est Une ; elle progresse et s’affine par une pédagogie divine qui tient compte de la capacité des hommes. Mais le Père transcendant et le créateur sont un seul le même et sa Parole est Une. Il y a chez Irénée l’idée que la Providence exprime un projet unique et cohérent du Père. Plusieurs arguments utilisant le terme de Providence contre les gnostiques reposent sur ce présupposé : en l’absence de projet cohérent on ne peut plus parler de Providence. Etant donné que les gnostiques présentent un projet divergent de celui de la grande Eglise et incohérent en soi aux yeux d’Irénée, leur doctrine s’écarte de l’exercice de la Providence divine : Irénée leur oppose une véritable profession de foi en II, 26, 3 :
Rien absolument de ce qui s’est fait et se fait n’échappe à la science de Dieu : c’est par la providence de celui-ci que chaque chose a reçu et reçoit forme, ordonnance, nombre et quantité propres, absolument rien n’a été fait ou n’est fait sans raison et au hasard, mais au contraire tout a été fait avec une profonde harmonie et un art sublime, et il existe un Logos admirable et vraiment divin qui est capable de discerner toutes ces choses et de faire connaître leurs raisons d’être.
Les gnostiques séparent également les hommes en différentes catégories. Ils représentent évidemment la meilleure part : eux seuls forment l’Eglise des sauvés. Irénée redit que l’homme est un et qu’il n’y a pas de catégories dans le projet de Dieu. D’où ses protestations d’universalité dans la description de la Providence, universalité que nous avons pointée également chez Epictète. Ses arguments peuvent être de deux ordres : temporel d’abord,
Car le Christ n’est pas venu pour ceux-là seuls qui, à partir du temps de l’empereur Tibère, ont cru en lui, et le Père n’a pas exercé sa providence en faveur des seuls hommes de maintenant, mais en faveur de tous les hommes sans exception qui, depuis le commencement, selon leurs capacités et en leur temps, ont craint et aimé Dieu, ont pratiqué la justice et la bonté envers le prochain, ont désiré voir le Christ et entendre sa voix. Tous ces hommes-là, lors de sa seconde venue, il les réveillera et les mettra debout avant les autres, c’est-à-dire avant ceux qui seront jugés, et il les établira dans son royaume (IV, 22, 2).
Mais aussi en dépassant la question du « mérite » :
C’est lui le Père de notre Seigneur : tout subsiste par sa providence et tout est régi par son commandement ; il donne gratuitement à qui cela convient et il distribue selon leur mérite aux ingrats et à ceux qui sont insensibles à sa bonté (IV, 36, 6).
Enfin, les gnostiques séparent entre le matériel et le spirituel qui seul vaut la peine d’être sauvé ; Irénée répète que si le salut ne concernait pas la chair, alors le Fils de Dieu ne se serait pas fait chair ! La matière et la chair ne sont pas négatives, et elles ont même la capacité de révéler le Créateur. Nous retrouvons ici le présupposé que nous avons vu exprimé dans le stoïcisme : les œuvres révèlent l’artisan, le monde révèle une Providence ; si la création est bien l’œuvre de ce Père et non pas d’un démiurge subalterne comme le prônent les gnostiques, alors, la perception de cette Providence est non seulement possible à tous mais permet de vivre avec sagesse :
Par la création le Verbe révèle le Dieu créateur, et par le monde le Seigneur Ordonnateur du monde, par l’ouvrage modelé l’Artiste qui l’a modelé (IV, 6, 6).
Marie-Laure Chaieb
(à suivre…)