On le voit donc, la réflexion sur la Providence en termes philosophiques est déjà bien avancée et pour ceux qui ont déjà feuilleté Irénée, les points de contacts avec sa théologie sont nombreux. Je me range tout à fait dans la perspective qui considère le stoïcisme tardif comme la première philosophie avec laquelle le christianisme est entré en dialogue, elle était en effet très répandue dans la culture et elle avait un grand impact « populaire ». Irénée assume et développe la tradition stoïcienne tardive de la Providence, car elle concorde tout à fait avec sa vision du Dieu créateur et ordonnateur de l’univers [7] qu’il fallait défendre contre la vision déviante des gnostiques ; et cependant il emploie le terme avec mesure : dix-sept emplois [8] représentent une utilisation significative, sans être écrasante. Ici, il faut être attentif à la distance potentielle entre la notion et le vocabulaire pour l’exprimer : dans le vocabulaire d’Epictète, l’action de la Providence est exprimée selon deux termes privilégiés : l’organisation (dioikèsis) et la bonne gestion, exprimée surtout par le verbe « bien gérer » (oikonomeô). La convergence de vocabulaire est alors frappante, car Irénée utilise cent quarante-quatre fois le terme oikonomia [9].
Cette convergence nous pousse à poser l’hypothèse suivante : Si Irénée utilise relativement peu le mot « Providence », c’est peut-être parce qu’il n’est pas dans le vocabulaire des « témoins de la vie du Verbe » ; en revanche sa pensée est véritablement structurée par cette notion ; mais il préfère exprimer l’idée par un autre vocable, peut-être parce que celui-ci est présent cette fois dans le Nouveau Testament , c’est l’oikonomia, développée de façon massive dans son œuvre.
L’Economie peut donc être considérée comme la première expression d’une théologie de la Providence, chez Irénée [10] . Le terme oikonomia est d’ailleurs présent dans le contexte immédiat de la citation « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant… » en IV, 20, 7. L’Economie-Providence exprime et implique un dialogue entre le Père créateur et sa création que nous allons maintenant chercher à approfondir.
L’articulation entre Economie (ou Providence) et le dialogue entre le Créateur et sa création.
Chez Irénée, l’économie a toujours Dieu comme agent : autant le Père, que le Fils ou encore l’Esprit. On le voit bien dans cet extrait :
Ainsi donc, puisque nous possédons la règle de vérité et un témoignage tout à fait clair sur Dieu, nous ne devons pas, en cherchant dans toutes sortes d’autres directions des réponses aux questions, rejeter la vraie et solide connaissance de Dieu ; nous devons bien plutôt , en orientant la solution des questions dans le sens qui a été précisé, nous exercer dans une réflexion sur le mystère et sur l’économie du seul Dieu existant, grandir dans l’amour de celui qui a fait et ne cesse de faire pour nous de si grandes choses et ne jamais nous écarter de cette conviction qui nous fait proclamer que Celui –là seul est véritablement Dieu et Père qui a fait ce monde, modelé l’homme, donné la croissance à sa créature et appelé celle-ci de ses biens moindres aux biens plus grands qui sont auprès de lui. (II, 28, 1).
L’économie ou les économies désignent l’ensemble des interventions de Dieu pour mener à bien son œuvre. Partout où il le peut, Irénée s’attache à montrer l’unité de ce projet et de cette action de Dieu, et à relier tous les arguments que les gnostiques avaient séparés, voire opposés. On peut en prendre trois exemples.
[7] Il se démarque cependant tout à fait de quelques facettes incompatibles avec la foi dans la pensée stoïcienne : la pensée polythéiste voire panthéiste ; la notion éternel retour ; l’absence de liberté de l’homme…
[8] Sur les 17 emplois recensés par Reynders, deux seulement sont confirmés par des fragments grecs (se référant au sens gnostique) : I, 5, 6 et I, 9, 3. Les autres sont attestés par la version latine.
[9] Décompte proposé et justifié par J. Fantino, La théologie d’Irénée. Lecture des Ecritures en réponse à l’exégèse gnostique. Une approche trinitaire (Cogitatio Fidei 180), Cerf, Paris, 1996.
[10] L’idée était déjà présente, quoique moins articulée chez Clément de Rome (louange à la providence cosmique) et Justin (préparation de la manifestation totale du Logos par les manifestations partielles des logoi spermatikoi).