Nous voilà réunis autour d’une belle citation : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu ». Elle se situe au livre IV du Contre les hérésies d’Irénée, comme au sommet de sa réflexion sur Dieu, sur l’homme et sur leurs relations. C’est ce contexte qui m’amène à vous proposer une réflexion sur la notion de Providence, puisque c’est souvent par ce terme que l’on désigne la présence de Dieu dans le temps des hommes.
Il faut cependant partir d’un constat, qui peut paraître étonnant : le terme « Providence » qui a tant de succès dans la Tradition chrétienne, n’est pas cité dans le Nouveau Testament. Le Nouveau Testament n’utilise jamais le terme pronoia [1]. Même si la foi chrétienne ne néglige en aucune façon la réflexion au sujet de la présence de Dieu dans la création et dans l’histoire, ce mot ne fait partie du vocabulaire de la « tradition qui vient des apôtres ». Quand on sait à quel point cet ancrage est important aux yeux d’Irénée, on peut s’étonner du fait qu’Irénée cite dix-sept fois le terme.
Alors une petite enquête s’impose : d’où vient ce terme ? Comment Irénée exploite-t-il cette notion comme expression d’un dialogue entre le Créateur et sa création ? Et enfin comment cette notion de Providence s’articule-t-elle avec l’unité et la vérité, qui nous rassemblent en cette « semaine pour l’unité » ?
La Providence dans l’œuvre d’Irénée
D’où vient ce terme de « Providence », si ce n’est pas du Nouveau Testament ? Une fois n’est pas coutume chez Irénée, ce terme vient de la philosophie grecque ; on le trouve chez Platon, mais aussi, et de façon très significative, dans le stoïcisme tardif. C’est sur cette source que je vais me concentrer. La forme tardive du stoïcisme au IIè siècle, ou stoïcisme impérial, a remplacé le destin originel par la notion de Providence (pronoia). Dans la transmission de l’enseignement d’Epictète, représentant éminent de ce stoïcisme tardif, cette inflexion est particulièrement sensible : Epictète n’évoque plus le destin, ni dans le Manuel ni dans les Entretiens [2] ; en revanche la notion de Providence devient une caractéristique de sa philosophie [3]. Epictète illustre en effet une évolution significative de la pensée stoïcienne ; il a exercé une influence décisive sur son temps et notamment sur Marc Aurèle [4] - l’empereur sous le gouvernement duquel a eu lieu la persécution des chrétiens de Lyon ; persécution qui a eu pour conséquence qu’Irénée devienne évêque de Lyon suite au décès de l’évêque Pothin.
Brièvement, que signifie la Providence chez Epictète ? Je vous propose cinq caractéristiques qui brosseront une sorte de paysage philosophique pour mieux situer l’enseignement d’Irénée.
Pour Epictète, la première caractéristique est que le monde « est gouverné selon une intelligence et une providence » [5] :
E II 14, 26 : qu’est donc le monde ? Qui le gouverne ? Personne ? Et comment une ville ou une maison pourrait-elle subsister, même très peu de temps, s’il n’y avait quelqu’un pour la gouverner et veiller sur elle, et une construction si vaste et si belle serait-elle administrée avec autant d’ordre si c’était par le hasard et une heureuse chance ? Il y a donc quelqu’un qui la gouverne.
Deuxième caractéristique : chez Epictète, on s’accorde à reconnaître une certaine proximité de Dieu qui s’implique et « prend soin de toutes choses » : la question de la providence évolue chez lui de la seule Providence cosmique (qui reste importante à ses yeux) vers une Providence qui se rapproche de l’individu :
E II, 14, 11 : Les philosophes disent que la première chose à apprendre est la suivante : il y a un Dieu et qui exerce sa Providence sur l’univers ; il est impossible de lui cacher non seulement ses actions mais même ses intentions ou ses pensées.
Mais, troisième caractéristique, ce qui attire le plus l’attention, c’est que cette Providence est caractérisée par Epictète comme la manifestation d’une bienveillance qualifiée de « paternelle », qualification qu’il emploie de façon récurrente :
E III, 24, 15 : Nul homme n’est orphelin, mais tous ont un père, qui, sans jamais cesser, prend soin d’eux : […] Zeus est le père des hommes (Attention, cela ne veut pas dire qu’Epictète soit monothéiste).
Quatrième caractéristique : en E III 26, 28, Epictète assigne plus particulièrement au philosophe la tâche de « témoin » « pour prouver ‘que [Dieu] existe et gouverne sagement l’univers et ne se désintéresse pas des affaires humaines’ ». Il développe l’attitude de gratitude du sage, selon un vocabulaire très positif : « Je dois chanter Dieu » (E I, 16, 21, cf. aussi E III 26, 30) ; ou encore il assigne au sage de se comporter « comme un ami de Dieu » (Ε ΙΙ 17, 29) et « en imitateur de Dieu » (E II 14, 13).
La cinquième et dernière caractéristique est une affirmation d’ordre épistémologique : puisque le Père est le créateur, il est possible de le connaître par son œuvre. Epictète incite tout homme à chercher à connaître Dieu par ses œuvres, « chacune de ces œuvres révèle donc son artisan » (E I, 6, 6), en s’appuyant sur le principe de la « claire évidence des sens » (E IV, 1, 136) [6].
[1] Le terme est aussi très peu présent dans l’Ancien Testament : seulement 5 fois et dans des livres tardifs, en Job et Sagesse.
[2] Les Entretiens, abrégés E, seront cités selon l’édition de la collection Les Belles Lettres, par l’association G. Budé en quatre tomes (trad J. Souihé et A. Jagu).
[3] En plus des 10 occurrences du mot pronoia, il faut souligner que 3 chapitres sont consacrés à la réflexion sur la Providence dans les Entretiens : I, 6 ; I, 16 ; III, 17. Sur l’abandon du « destin » au profit de la « providence », cf. J.-B. Gourinat, Le Stoïcisme, Qsj 770, PUF, Paris, 2009², p. 102 et 108.
[4] En témoignent les emprunts explicites et nombreux à Epictète dans son œuvre, Cf. Hadot, P., La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, Paris, 1992.
[5] Diogène Laërce en s’appuyant sur « Chrysippe, au cinquième livre De la Providence et Posidonius au troisième livre Des Dieux », Les Stoïciens, coll. la Pléiade, Gallimard, Paris, 1962, p. 60
[6] Evidence des sens qu’il reproche aux épicuriens comme aux académiciens de négliger Cf. E II, 20 et en particulier cette critique ouverte : « Tandis qu’actuellement ils se moquent de nous, ils usent de tous les dons de la nature, mais par leur doctrine les suppriment » (E II, 20, 31). Cf. également E I, 6, 19 : « l’homme, au contraire, il l’a introduit ici-bas pour le contempler Lui et ses œuvres, et non seulement pour les contempler (θεατην) mais encore pour les interpréter (εξηγητην) ».