Il faut donc prendre ce que les nécessités de la nature réclament, et non pas ce que suggèrent les caprices de l’appétit, Mais c’est un grand labeur de discernement, et d’accorder quelque chose à ce percepteur, et de lui refuser quelque chose ; et, en ne donnant pas, de réprimer la gourmandise, et, en donnant, de nourrir la nature. C’est sans doute ce discernement dont il est question quand il est dit : “Il n’entend pas le cri du percepteur.” La parole de ce percepteur, c’est la juste requête de la nature ; mais son cri, c’est la convoitise de la gourmandise, dépassant la mesure de la nécessité. C’est ainsi que l’onagre [dont parle le Livre de Job] entend la parole du percepteur, non son cri. Oui, l’homme prudent et tempérant restaure son estomac dans la mesure de la nécessité, tout en s’abstenant de la sensualité.
Mais il faut savoir que la sensualité se couvre si bien du masque de la nécessité que même un homme parfait a beaucoup de peine à la discerner. Tandis que la nécessité réclame l’acquittement de son dû, la sensualité brigue subrepticement la satisfaction de ses désirs ; et elle entraîne la gourmandise dans l’abîme d’autant plus sûrement qu’elle se couvre du nom honnête de nécessité à satisfaire. Il arrive souvent, lorsqu’on est en train de manger, qu’elle vienne se glisser furtivement ; mais il arrive aussi qu’elle veuille marcher en tête sans honte ni retenue. Il est aisé de surprendre la sensualité quand elle précède la nécessité ; mais il est très difficile de la discerner quand elle se mêle secrètement à nos repas nécessaires. Comme elle suit alors l’appétit de la nature qui précède, elle arrive pour ainsi dire par derrière et on l’aperçoit trop tard ! Quand la sensualité survient au moment même où l’on accorde son dû à la nécessité, du fait que volupté et nécessité se mêlent dans l’acte de manger, on ignore ce que réclame la nécessité et ce que la sensualité brigue subrepticement, ainsi que nous l’avons dit. Mais souvent aussi nous les distinguons, et puisque nous connaissons le lien intime entre l’une et l’autre, si nous sommes entraînés au-delà des bornes, c’est qu’il nous plaît de nous laisser consciemment abuser ; et tandis que l’esprit se flatte d’obéir à la nécessité, il devient le jouet de la sensualité. Il est écrit : “Ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises.” Ce qu’il est défendu de faire par convoitise est donc permis par nécessité.
Mais il nous arrive souvent, en accordant sans prudence ce que demande la nécessité, de favoriser les convoitises. Parfois aussi, en nous opposant sans mesure à nos convoitises, nous augmentons les exigences de la nécessité. Il faut donc garder la citadelle de la tempérance de manière à détruire les vices de la chair sans tuer la chair. Souvent, lorsqu’on bride la chair plus que de raison, on la rend incapable de faire le bien ; prière et prédication deviennent difficiles, si l’on veut tout d’un coup étouffer radicalement en soi les sollicitations des vices. L’homme que nous revêtons extérieurement est au service de l’orientation intérieure ; c’est en lui que se produisent les mouvements de volupté et c’est à lui que revient l’accomplissement de toute bonne œuvre. Souvent, en poursuivant en lui un ennemi, nous faisons aussi périr le compagnon qui nous est cher ; et souvent, en voulant épargner notre compagnon, nous nourrissons un ennemi qui nous fera la guerre. Les mêmes aliments nourrissent aussi bien l’insolence des vices que la vie des vertus : en alimentant la vertu, bien souvent on fortifie les vices. Mais quand une tempérance sans mesure affaiblit les vices, la vertu aussi défaille et s’essouffle. C’est pourquoi il est nécessaire que notre homme intérieur s’érige en arbitre impartial entre lui-même et celui qu’il revêt extérieurement, en sorte que ce dernier soit toujours à même de lui rendre les services requis, sans jamais le contredire orgueilleusement, la tête haute ; qu’il ne s’émeuve donc pas des suggestions que l’homme extérieur lui murmure parfois en secret, pourvu qu’il le tienne toujours fermement sous le pied de sa domination. Nous pouvons bien pâtir encore des résistances que nous opposent les vices ainsi refoulés, mais nous leur interdisons de se mesurer avec nous d’égal à égal ; ils ne l’emportent pas sur la vertu, et la vertu, en retour, ne s’épuise pas à les anéantir par tous les moyens. Dans cette lutte, seul l’orgueil est à extirper entièrement, parce que, bien qu’il puisse contribuer à la victoire, un combat continu nous reste à soutenir pour mater la superbe de nos pensées. Ainsi donc, puisque l’homme tempérant accède aux justes demandes de la nécessité, mais repousse les requêtes impétueuses de la sensualité, le Seigneur dit ici bien à propos : “Il n’entend pas le cri du percepteur.” »
Jean-Claude Larchet
Source : www.orthodoxie.com